Temps de l’Avent 1950
La famille Archambault était donc enfin réunie au grand complet, le père, Yves, la mère, Geneviève, et leurs enfants, Pierre-Marie, Mathilde et Emile. Ce temps de l’Avent, qui avait commencé avant les vacances scolaires, était l’occasion d’échanger sur les activités des uns et des autres pendant ce dernier trimestre de l’année 1950. Les vitres du grand salon étaient couvertes de givre, laissant à peine filtrer la lumière des réverbères en ce début de soirée hivernale. Un feu chaleureux crépitait dans l’âtre de marbre bordeaux.
En tant qu’avocat à la Cour, le père ne pouvait prendre de véritables vacances en cette période de l’année, mais se permettait une présence plus allégée au bureau afin de pouvoir profiter de ses trois enfants retrouvés. Il lui arrivait souvent de rapporter du travail qu’il traitait le soir à la maison, lorsque tout le monde était couché, et ce temps de l’Avent ne lui épargnerait certes pas cette habitude. Assis dans le grand fauteuil en cuir de son père près de la haute bibliothèque, une pipe en bruyère flammée au coin de la lèvre, il était absorbé par la lecture du Figaro du jour. Ses lunettes en écaille de tortue que l’on pouvait apercevoir à chaque tourne de page, lui donnaient un petit air sérieux, pour ne pas dire autoritaire lorsqu’il fonçait les sourcils à la lecture d’une nouvelle qui le contrariait.
Mathilde et sa mère, les cheveux en bataille et les mains couvertes de poussière, remontaient de la cave les bras chargés de cartons contenant des trésors de décorations. Emile se jeta à leurs pieds sur le tapis de soie aux volutes infinies. Il voulait être le premier à ouvrir les malles au trésors des pirates qui revenaient des mers chaudes ! Il regardait sa mère, dans sa simple robe bleue de fin lainage assortie à ses grands yeux, petit ras de cou en perles et broche assortie. Sa taille était aussi fine que celle de Mathilde, de telle sorte que l’on eût dit deux sœurs. « Je l’ai trouvé ! Je l’ai trouvé, le petit Jésus ! » Son visage rayonnait de la joie du chasseur d’or qui aurait découvert un filon inestimable. Pierre-Marie, qui avait été jusqu’alors plongé dans un roman, se lança, quitte à ternir l’enthousiasme de son petit frère de sept ans. « Le santon de l’Enfant Jésus ne doit pas être installé dans la crèche avant sa naissance, voyons ! Tu mets la charrue avant les bœufs, là ! » Derrière la double page « Politique », Papa sourit à ce petit jeu de mot involontaire. Les santons de plâtre furent sortis un à un des feuillets de soie qui les protégeaient d’une année sur l’autre, puis installés sur la commode Louis XVI qui trônait entre deux des fenêtres du grand salon. La Vierge Marie et Saint Joseph attendaient, mains jointes, agenouillés sur leur paille de plâtre, que leur Fils tant aimé vienne au monde. Il leur faudrait attendre encore plus de trois semaines…
Tout occupé qu’il était à fouiller, la tête dans les cartons, Emile ne vit pas son père se lever discrètement et faire signe à son grand frère. Quelques instants plus tard, ils revinrent avec un sapin aussi haut que Pierre-Marie. Saisi par le parfum de résine fraîche, Emile émergea de ses fouilles et bondit tel un cabri. « Ô, un sapin ! On l’installe, dites, Papa ? On l’installe, maintenant, maintenant ? En moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, le géant des forêts se dressait fièrement sur ses pieds tronqués. Tandis que Papa retournait à sa lecture et que les femmes choisissaient guirlandes et boules, Pierre-Marie proposa à son petit frère de le hisser au sommet de leur invité en robe verte pour y fixer une étoile de verre étincelante qu’il sortit par miracle de sa poche, achetée juste avant son départ aux Magasins Réunis de Brest. C’était un beau couronnement sylvestre. Le sapin avait fière allure dans sa nouvelle parure.
La soirée fut émaillée de blagues, de rires et de chants de Noël, autour d’un chocolat chaud et crémeux que Madeleine avait préparé et qu’elle fut bien entendu autorisée à déguster avec eux. Au fond, elle n’avait plus de famille, ou plutôt, elle servait ici depuis si longtemps, que là se trouvait sa vraie famille. Madeleine se rappela qu’elle avait acheté ce matin de belles oranges chez le primeur. Aux côtés de Madame et Mathilde, un atelier impromptu fut organisé sur la table basse pour percer de clous de girofle les délicats agrumes. Le salon embaumait des doux parfums du chocolat, de l’orange, des clous de girofle et de la résine. Les joues rougies par toutes ces émotions visuelles et olfactives, Emile s’était finalement endormi sur les genoux de Pierre-Marie, sa petite main posée sur son cœur.
Il y aurait heureusement d’autres moments de bonheur en famille pendant ce temps béni de l’Avent 1950.
d’autres « Pensées sans retouches » à venir…